Gekiga eiga...
Au regard du parcours cinématographique d'Eric KHOO et de son penchant pour le drame, il n'est finalement pas si étonnant de le voir s'attaquer à la vie et à l'œuvre de Yoshihiro TATSUMI, théoricien du drame dans la bande dessinée japonaise en devenant l’inventeur du
gekiga (littéralement : "image dramatique") à la fin des années 50, une "nouvelle vague" à lui tout seul. On veut donc bien le croire lorsqu'il clame haut et fort son amour, son admiration pour l'œuvre du
gekigaka, la façon dont la lecture de ses histoires, lorsque qu'il était plus jeune, l’a fortement marqué. Une réelle légitimité mise en lumière par TATSUMI lui-même (1).
Et en guise d'hommage, plutôt que de prendre une de ces histoires pour en tirer le scénario d'un film live, ou de se contenter d'un classique biopic, KHOO opte non seulement pour l'animation - une première pour lui - mais également pour le mélange bio et fictions, tout en collant visuellement au matériau d'origine. Il choisit ainsi de porter à l'écran cinq fictions différentes (
Hell,
Beloved Monkey,
Just a Man,
Occupied et
Good-bye) signées du maître, tandis qu'il pioche dans le
gekiga - un beau pavé de presque 1000 pages - autobiographique
Une vie dans les marges (Ed. Cornelius pour la vf ) de quoi les lier dans une narration cohérente sur l'ensemble du film. Les récits choisis parlent de guerre, de meurtres, de solitude, de prostitution, d'inceste…, tandis que les épisodes autobiographiques introduisent plus de légèreté, plus de factuel aussi. Le ton d’ensemble est sombre, voir désespéré mais également pourvu de cet humour noir signe d’une profonde lucidité et d'un certain amour pour ces personnages en perdition. En tapant aussi large, on aurait pu s’attendre à un manque d’équilibre et de cohérence dramatique mais KHOO s’en tire bien, même si
Tatsumi souffre de certains problèmes de rythme liés aux transition, et d’un trop plein ou pas assez d’informations selon le spectateur (ayant des connaissances ou pas sur l’histoire du manga) pour la partie purement biographique.
Plutôt ambitieux donc mais le réalisateur singapourien s'en sort avec les honneurs, optimisant son petit budget (moins d'un million de dollars visiblement) et réalisant avec
Tatsumi un long qui rend justice au gekigaka et à son travail. Et pour un amateur de la chose dessinée l’approche formelle choisie ne manque pas d’être fascinante. On retrouve dans le film le dessin de Yoshihiro TATSUMI, mais aussi le rythme, la musique, la voix intérieure de ses récits. Plus qu'une adaptation on serait plutôt tenté de parler de véritable transposition, voir même - excusez ce barbarisme venu du jeu vidéo - d'excellent "portage" sur support animé. Le style graphique de TATSUMI, sont trait, est ainsi scrupuleusement respecté tout comme son découpage, déjà qualifié de "cinématographique" en son temps et qui en fait ici la démonstration éclatante. Et dans sa volonté constante de coller au plus près au rendu d'origine, KHOO a y compris préservé le dessin monochrome initial, variant entre noir & blanc brut, grisé, sépia... selon les différentes histoires. Avec toute la partie directement autobiographique en couleurs, le traitement visuel se montre dans l'ensemble étonnamment diversifié. Quant à l'animation, elle a le bon goût - budgétaire et artistique - de se faire minimaliste. Cohérent (une fois digéré, ça passe tout seul) à défaut d’immédiatement séduisant.
Un « bon film de festival », sans connotations péjoratives aucune.
Note :
1) Dans une interview publiée sur www.evene.fr, les 2 hommes déclarent notamment : "De 'Be With Me' (2005) à 'My Magic' (2008), Khoo a une passion pour les petites tragédies et la beauté que l'on trouve dans la bassesse des hommes. « Si Tezuka est le mentor de Tatsumi, explique-t-il. Tatsumi est mon mentor par sa façon de voir le monde. » A ce propos, Tatsumi renchérit : «Avec 'My Magic', j'ai compris qu'il existait des similarités entre nos points de vue, la noirceur notamment."
La vie de Tatsumi passé au tamari sur un tatami
Eric Khoo n'arrête pas de surprendre et de marquer de son énorme empreinte le paysage cinématographique singapourien.
Après avoir été l'un des tous premiers à relancer l'industrie lors de son renouveau au début des années 1990s avec l'ultra sombre "Mee Pok Man" (une historie, que l'on aurait déjà pu croire adaptée d'un "gekiga"), il conquiert festivals du monde entier en glanant quantité de prix, qui seront pour la plupart des "premiers" pour Singapour. "Tatsumi", lui, sera donc l'un des tous premiers dessins animés – en tout cas pour adultes.
Notre ami Antoine a déjà fort admirablement résumé la chose, je rajouterai juste comme commentaire plus personnel après visionnage du film au Festival de Cannées (en présence de toute l'équipe, de Tatsumi Yoshihiro, qui a failli se rompre le cou en ratant une marche de l'estrade menant à la scène et du fils de 13 ans de Khoo, compositeur et interprète de la remarquable bande-son, sans toutefois atteindre des cimes en la matière), que (comme dans l'œuvre de Khoo) la première histoire est assurément la plus forte et marquante, que le film ne pourra maintenir ce coup de génie avec des histories plus ou moins inégales en fonction des couleurs et de goûts de chacun; mais que le mélange entre vie et fiction est admirablement réussie, jusqu'à me faire prendre à plusieurs reprises à être désarçonné du drôle de comportement de celui que je pensais être Tatsumi, mais qui n'et finalement que le personnage d'une nouvelle histoire. J'ai également adoré la qualité du dessin, qui évolue au fur et à mesure de l'apprentissage professionnelle de Tatsumi au cours de sa carrière.
Une très belle nouvelle entrée dans le monde des "dessins animés" pour adultes après d'autres excellentes surprises en cette année cinématographique 2011 et un nouvel incroyable exploit de la part de Khoo dans un pays cinématographique ultra restreint, même s'il dispose évidemment de nombreuses ressources (et débouchés) mondiales par rapport à d'autres réalisateurs de son pays. Ce qui n'empêche, qu'il faut savoir "oser" et "s'imposer" pour mener un tel projet à terme.