Contes d'apothicaire
Des fantômes, des esprits vengeurs, des « mononoke », se voient chassés sans cesse par un étrange apothicaire…
Ceux qui surmontèrent le démarrage assez quelconque de la série horrifique
Ayakashi (2006) tombèrent littéralement sur le cul lorsque le dernier segment, « Bakeneko », leur explosa les lunettes. Ayakashi, c’est 3 réalisateurs qui se succédèrent sur 3 histoires différentes pour un total de 11 épisodes. Celle illustrée par
Kenji Nakamura sur les 3 derniers dépassa largement le cadre restreint d’ambition assez faiblarde suivie par ses prédécesseurs, des œuvres qui, parce qu’elles s’attaquèrent à un folklore en le sur-respectant peinèrent à trouver leur voie, leur tonalité, leur propre créativité. En plus de relever considérablement le niveau, Nakamura et ses comparses ne firent rien fait de moins que construire les bases d’une série, une vraie, avec un nouvel univers à part entière, une structure déclinable jusqu’à plus soif et un chasseur de fantômes charismatique en diable.
« J’ai encore soif » constate malgré tout le cinémasien trop rapidement privé de sa came après seulement 12 épisodes de la série
Mononoke qui suivit Bakeneko, un animé dont les prises de risque graphiques folles rappellent les écarts de conduite d’un
Masaaki Yuasa, mais qui, au contraire des séries du réalisateur de
Kemonozume(*), tient sacrément bien la distance. Le cadre de l’écrit, bien cerné par les scénaristes, permet de bénéficier d’un socle narratif suffisamment solide pour que chaque extrapolation créatrice ne s’intègre pas au détriment de l’histoire et des personnages. Mieux, elles enrichissent l'ensemble en illustrant intelligemment les transitions et en participant activement à l’instauration d’une ambiance méchamment tendue.
Des esprits inquiétants s'invitent dans Mononoke à raison de un ou deux par tranche de 2-3 épisodes. 5 histoires composent le show.
Dans chaque histoire on retrouve un lieu clos, que ce soit une maison, un bateau ou encore le wagon d’un métro, dans lequel batifolent plusieurs personnes dont les caractères et le passé nous sont dévoilés au fur et à mesure que le récit s’étoffe, avec pour les hanter un fantôme, bien sûr, c’est ce que veut dire le titre Mononoke, et pour meubler le tout des chaises, des tables (ah ah) et de violents évènements qui ne manquent pas de survenir rapidement. On se retrouve avec un whodunit paranormal à huis clos mais à plusieurs entrées, que va devoir résoudre notre gentil apothicaire, présent parmi les batifoleurs, aussi simple apothicaire que moi chirurgien-dentiste tourneur-fraiseur et que Steven Seagle simple cuistot dans
Piège en haute mer. Beau gosse taciturne, excentrique d’apparence avec tous ses apparats colorés, à la fois joyeux mélange d’outils de magiciens et coquetterie chamaniste, ce magicien Jack Sparrowesque doit à chaque fois trouver les 3 éléments du fantôme que sont
« la forme, la vérité et la raison » pour être en mesure de l’affronter. Sans cela, la bête reste intangible et invincible. Dans un premier temps, notre apothicaire mène l’enquête, puis, une fois toutes les informations obtenues, pour renvoyer l’ectoplasme dans les limbes, il se transforme en un super-mago visuellement si somptueux qu’à ses côtés un matador comme Manolete passerait pour un clochard endimanché. Sans nom, notre japonais de gitan, que tu ne connais pas, qui aurait pu être matador mais qui préfère être jeteur de sorts, se rapproche davantage dans son comportement du gringo joué par
Clint Eastwood chez
Sergio Leone que du pirate stone des gayraïbes. Et, sans que ce soit explicité, on peut penser, parce que sa présence est toujours inexpliqué et surtout parce qu’il semble traverser les époques sans souffrir d’une seule ride ni même mourir (cf. le métro des épisodes 10 à 12, "Bakeneko"), que lui-même est un mononoke.
L'apothicaire, en mode "normal" à gauche, option super guerrier tip top classe à droite.
« A huis clos mais à plusieurs entrées », c’est sur ce point que les scénaristes se sont lâchés, et particulièrement sur les épisodes 3 à 5 ("
Umibōzu") qui ne forment qu’une seule et même histoire, un vrai chef d’œuvre en soi qui bénéficie en guise de twist final d’une bien jolie trouvaille, que je tairai ici. Le canevas général se révèle « à plusieurs entrées » parce que l’usuelle trame qui consiste à trouver pourquoi le fantôme est fantôme afin de lever la (et sa) malédiction est fusionnée avec ce besoin de systématiquement tout savoir pour pouvoir donner corps à une frayeur et, enfin l’affronter, qu'il soit la réminiscence d'un être décédé ou la pure création d'une âme tourmentée. De cette façon, notre SOS Mononoke et ses chouettes gadgets combat toujours le mal en même temps qu’il l’en libère, que l’esprit s’avère malveillant ou non. Un psychiatre use certainement du même procédé pour soigner un mal-être, un thème qui semble être cher à Nakamura puisque sa série suivante,
Trapeze (2009), traite justement de troubles psychologiques.
Des histoires passionnantes, une série haute en couleur, un héros encore plus coloré, une ambiance oppressante, des dessins superbes, une animation pertinente, qui gère à la perfection l'immobilité de l'attente et le dynamisme de chaque climax, des prises de risque visuelles, musicales et sonores complètement dingues… et seulement 12 épisodes, pas d’excroissance à l’horizon – un petit manga en a été tiré -, pas d’adaptation live en vue… Ce qui n'est pas bien grave finalement, parce qu’avec Mononoke, en particulier l’histoire à base d’encens développée dans les épisodes 8 et 9 ("Nue"), on sait que pour adapter un bouquin comme
Le parfum de
Patrick Süskind il n’y a qu’un support valable : l’animation. Et des artistes de la trempe de Kenji Nakamura.
(*) Série sur laquelle Nakamura a travaillé.
Bonne démo
Mononoke trouvée sur Youtube :
http://www.youtube.com/watch?v=oU5Zhzfuvwk
Peinture de l'esprit
Il y a parfois des séries qui prennent plus de risques que d'autres, qui ont plus à raconter que d'autres, et à montrer également. En plus d'un scénario captivant, d'une mise en scène maitrisée jonglant talentueusement entre les différentes scènes/tableaux de la série, entre les différents tons (de l'humour à froid à la suspension d'incrédulité en passant par la folie...), comme le souligne la critique d'Arnaud, Mononoke c'est aussi une approche graphique pleine de personnalité illustrant virtuosement les multiples détours d'une narration donnant à voir l'imperceptible, l'impalpable, associant le non-dit au non visible pour en faire un leitmotiv visuel. Insistons là-dessus, dans Mononoke, les décors, les éléments de ce décors, les motifs qui traversent de nombreux plans, en disent autant sur l'histoire - et parfois plus, ou plus tôt - que les dialogues et les actes. Trifouiller le fond des âmes, plonger dans des psychés tourmentées génère son lot de représentations symboliques, de discours en contrepoint, d'actes en creux, de liens cachés, de motivations inconscientes ou inavouables et c'est essentiellement dans le champ des décors que s'exprime cette dimension de Mononoke. L'animation en 2D (même digitalisée), du point de vue de la composition, est essentiellement une questions de couches : plus il y a de couches de dessins (personnages au premier plan, décors proches, lointains, décors intermédiaires, animations de fond etc...) plus le plan sera dense. La psyché humaine est aussi en partie une question de couches. Mononoke fait un usage opératoire de cette caractéristiques.
A scénario et dialogues denses correspond donc un traitement visuel tout aussi dense. L'animation, limitée par choix mais éminement expressive, juste dans ses choix de mouvements, est soutenue par un sens du cadre et du montage à l'efficacité imparable. L'approche graphique, privilégiant des aplats aux couleurs riches et variées, des designs – personnages et décors – influencés par les arts graphiques traditionnels japonais comme par l'Art Nouveau, Munch, Klimt et d'autres influences venant de la peinture, reste d'une cohérence exemplaire. C'est sophistiqué, riche, efficace du point de vue de la réalisation, et ça a de la gueule. Réalisé par Kenji NAKAMURA, notamment réalisateur de l'épisode 10 de Kemonozume (il n'y a pas de hasard), interne du studio Toeï qui tient donc là une perle rare (c'est pourquoi le Mr a une telle liberté artistique sur ses projets), Mononoke doit pourtant tout autant à l'animateur Takashi HASHIMOTO, un homme qui compte dans le gota des "brutes" en animation au Japon et qui est pour beaucoup à l'origine des nombreuses expérimentations stylistiques de la série. Un duo qui fonctionne.
Mononoke est une des plus belles réussites en animation TV de ces dernières années. Une série certes parfois exigeante par sa densité, mais haletante, visuellement captivante, expérimentant avec brio et démontrant encore une fois, au-delà de la conjoncture, toute la vitalité de l'industrie de l'animation japonaise qui par la simple existence de projets de cet accabit arrive presque à justifier toute la production alimentaire qui fait quotidiennement le gros de son activité.