Xavier Chanoine | 4 | Un thriller de haute volée doublé d'une critique acerbe sur le désir |
L'Etrange obsession est un chef-d'oeuvre du thriller autant qu'un chef-d'oeuvre de satire épineuse sur le désire -tabou- au sein d'une famille japonaise très propre sur elle mais tellement distante. Un vieil homme est effrayé par sa condition actuelle ne lui permettant plus d'assouvir ses désirs comme il le souhaiterait, devenant peu à peu sénile alors que sa femme, plus jeune et mystérieuse, ne semble quant à elle plus attirée par ce dernier d'apparence sobre et distinguée mais qui se révèle en fait être un voyeur de première aux actes douteux : il n'hésite pas à faire boire sa femme pour que celle-ci tombe dans les pommes (lequel pourra alors la toucher en la sortant de son bain), et se sert de la complicité qu'il a avec un jeune médecin promis à un bel avenir pour animer la flamme de jalousie qui sommeille en lui et qui pourrait l'exciter davantage. Ce jeune médecin n'est autre que Nakadai Tatsuya, blaffard et inquiétant, promis à une relation durable avec la fille du vieil homme. Le plus intéressant dans L'Etrange obsession c'est que chaque personnage semble profiter d'une situation -souvent liée au désire- dans leur propre intérêt jusqu'à l'éclatement pur et simple du noyau familial, démontrant que les cachoteries ou l'instabilité au sein d'un couple visiblement sans problème amène forcément au séisme (aux degrés variés). La pénombre joue aussi un rôle prépondérant dans le film, permettant aux personnages de se mouvoir en toute discrétion pour épier l'autre ou simplement l'éliminer. En cela, le gag du remplacement des épices par du poison donne au film un ton satirique et ironique du plus bel effet orchestré par une vieille femme de maison dangereusement silencieuse du début à la fin. Le refus de vieillir d'un homme interprété par Nakamura Ganjiro instaure un climat très souvent pathétique découlant notamment des pratiques perverses de ce dernier, incapable de se satisfaire lorsque sa femme est consciente, c'est pourquoi il n'hésitera pas à la prendre en photo, nue, lors d'un malaise pour son propre intérêt et surtout pour tester sa jalousie qui est motrice de son excitation: il demandera à Nakadai Tatsuya de faire développer les négatifs afin que celui-ci puisse voir sa femme quelque peu dévêtue.
En bon huit clos qui se respecte, Ichikawa Kon centre l'action essentiellement sous le toit du vieil homme. Les séquences de repas sont une occasion pour tester Nakadai vis-à-vis des deux femmes : l'une dont il est promis bien que cette dernière ne soit pas vraiment disposée à passer le restant de ses jours avec lui et l'autre dont il est souvent amené à approcher le plus près possible notamment lors des séquences d'évanouissement. Gêné de devoir la toucher, il sera repris le temps d'une amusante séquence par un "vous êtes médecin, non?" lancé par le vieil homme désireux de voir cet "intru" (comme le sera Matsuda Yusaku dans The Family Game) palpé le corps de celle qu'il désire (le facteur de l'âge aide aussi beaucoup). Malheureusement le fait de tester et de jouer avec l'un et l'autre amènera à des conséquences désastreuses même pour ceux qui n'ont rien demandé et le pire dans cette affaire, c'est une nouvelle fois la complexité et la roublardise des faux-semblants qui sont plus dangereux qu'on ne pense. A vrai dire, Nakamura Ganjiro est un pervers lent et touché par l'âge (la séquence du stretching ou du massage en sont les meilleurs exemples comiques), ses méthodes d'assouvissement peuvent paraître douteuses (comme le fétichisme qu'il porte à cette étrange statue en bois) mais il n'est pas bien méchant. Sa femme, à la beauté étrange et mystique, se servira quant à elle de Nakadai Tatsuya pour jauger son mari, la fille et la boniche respirent quant à elles deux opposés distincts (la jeunesse et la vieillesse), deux extrêmes dans l'âge certes mais pas dans les intentions.
La mise en scène exceptionnelle du cinéaste permet aux protagonistes d'évoluer au pas de tortue dans une maison étroite et labyrinthique (à l'image des films d'Ozu où les protagonistes rentrent et sortent du cadre de tous les côtés jusqu'à créer la perte de repères) baignée dans une lumière travaillée à l'extrême donnant au film un véritable cachet de film d'épouvante quasi gothique (le premier plan sur le visage blanchâtre de Nakadai sur un fond sombre est une merveille). Le sens du cadre fait en sorte que le spectateur ait une distance suffisante par rapport à ce qu'il voit, entend, devine et l'implique entièrement au sein du foyer, devenant alors voyeur à part entière. Et c'est cette impuissance face aux images qui fait que le spectateur a une place royale dans l'affaire : il peut anticiper ce qui va/peut se passer mais ne peut pas interagir avec les occupants, c'est aussi pour cela que L'Etrange obsession, en dépit de sa maestria visuelle et la qualité superbe de l'interprétation (Nakadai n'aura jamais été aussi fantomatique dans un rôle "classique"), demeure un film marquant. Avec 25 piges d'avance sur deux hommes forts de la comédie grinçante du milieu des années 80 (Morita Yoshimitsu, Itami Juzo...), il réalisait déjà un brûlot "mortellement" efficace, sorte de plongée définitivement inquiétante dans un cercle familial aux bords de la crise de nerfs sexuelle. Ichikawa Kon n'a pas volé son Prix du Jury à Cannes et confirmait, s'il le fallait encore, l'étendue de son talent de grand metteur en scène du genre humain.