Vers l'infime…et au-delà
L'ouverture avec un plan fixe large de près de cinq minutes d'une mobylette passant et repassant sur des petits sentiers de terre dans un cadre bucolique exceptionnel annonce la couleur: "Eternity" sera un film zen pour les uns, incroyablement pénible pour les autres. L'un de ces films plus typiquement destiné aux festivals, où le réalisateur aime arrêter le temps, laisser le spectateur s'imprégner du temps, des paysages et des petits détails, sur lesquels on ne s'attarde peut-être plus assez à force de toujours galoper dans notre quotidien.
L'avantage de "Eternity", c'est que la plupart de ces plans sont un vrai régal pour les yeux et témoignent d'une Thaïlande provençale assez méconnue. Vallonnée et verdoyante, les immenses plateaux rappellent qu'il n'y a pas si longtemps, le pays était à 80 % forestier avant son massif déboisage au cours des décennies.
Un rythme, qui témoigne également de cette lenteur si typique et si envoûtante du quotidien à la campagne, loin du bouillonnement frénétique de sa capitale Bangkok et des boom boom assourdissants des boîtes de nuit expressément destinées aux touristes assoiffés du Sud.
Des plans largement dédiés à la Nature avec laquelle les thaïs ont toujours entretenu une relation très proche.
Bref, "Eternity", dans sa forme, mais également dans son fond est profondément ancré dans la culture thaïe; entre des dialogues parfois banales sur un quotidien des gens ou alors racontant des anecdotes et du folklore attachés à une région.
Dans ses croyances, car l'histoire raconte ni plus, ni moins, que le retour d'un mort trois jours après sa mort pour revenir dans les lieux, qu'il a chéri le plus de son vivant – une croyance largement répandue, de même que ces morts partagent finalement le quotidien des vivants, et notamment de ceux qu'ils ont aimés.
Une histoire, qui rappelle finalement un autre film thaï, sans aucun conteste plus "ambitieux", plus abouti, plus maîtrisé…justement récompensé par la Palme d'Or en 2010: "Oncle Boonmee" d'Apichaptong, réalisateur auquel "Eternity" doit…tout.
Comment effectivement ne pas dresser des très nombreux parallèles avec le cinéma d'Apichatpong, entre cette histoire de "revenant", donc, un titre arrivant après des longues minutes de films et – surtout – cette histoire d'amour qui n'est autre que celle des parents du réalisateur Sivaroj Kongsakul et qui rappelle donc étrangement la démarche d'Apichatpong dans son meilleur film à ce jour, "Syndromes and a century"…Sauf que Sivaroj est encore loin du génie artistique de son modèle. Apichatpong n'a eu de cesse d'explorer le rapport entre la représentation et le ressenti dans toute son œuvre, à commencer par ses courts-métrages jusqu'à faire le lien aujourd'hui entre le média film et ses installations vidéo et expositions en musée. Que l'on aime ou non le cinéma de ce réalisateur, cela va au-delà d'une simple mise en images d'une histoire…alors que Sivaroj n'en est encore qu'à ses tous débuts balbutiants, mais bien maîtrisés. Pour celui, qui se lassera donc gagner par cette torpeur ambiante, "Eternity" peut être un bon petit trip dans le bon-vivre et la nostalgie; car finalement c'est cela, qu'il raconte: les souvenirs d'une relation amoureuse et des lieux que favorisait un homme aujourd'hui décédé…symbolisé par des magnifiques plans d'endroits et de la Nature, ainsi que des moments simples, touchants car à aucun moment outrancièrement émouvant. En même temps, cela donne évidemment lieu à un film qui peut paraître plan-plan, car il ne va se passer rien – ou si peu de choses. Alors, que nous sommes aujourd'hui conditionnés aux films montés serrés et aux histoires de vie squeezées en 90 minutes chrono en main, difficile de se projeter dans l'esprit d'un homme apaisé…
Mais, encore une fois, il manque peut-être une certaine maturité au cinéma de Kongsakul a élever son expérience au-delà de la simple mise en images pour faire appel à nos cinq sens – une chose, encore une fois, qu'Apichatpong a fini par réussir à maîtriser tout au long de sa filmographie. On régale donc nos yeux et on ouvre éventuellement une partie de notre cœur à s'imprégner de cette bonhommie, mais c'est à peu près tout…Il sera donc fort intéressant de voir, comment ce jeune réalisateur saura évoluer…car ramené à la dure réalité d'une certaine économie cinématographique, il est permis d'avoir certains tous petits doutes…Ancien assistant de Pen-ek Ratanaruang, Wisit Sasanatieng et Adithya Assarat, c'est justement par le biais de la société de production de ce dernier, Pop Pictures, que Kongsakul a pu réaliser son film. Pop Pictures, qui marche sans aucune gêne dans les empreintes profondes laissées par Apichtapong, notamment par le biais de "Wonderful Town", troublant premier long prometteur, qu'Assarat n'a absolument pas pu confirmer avec son second, "Hi-So", trop visiblement formaté à un circuit festivalier sans plus aucune touche personnelle (ou SI, celle nombriliste, d'un réalisateur, qui se croit déjà consacré). "Eternity" est une œuvre réussie, d'autant plus, lorsque l'on l'a remplace dans l'actuelle industrie cinématographique thaïlandaise, qui n'accorde quasiment aucune place au cinéma indépendant…"Eternity" semble une œuvre personnelle, ne serait-ce que par l'évocation du souvenir de l'amour des propres parents du réalisateur…mais au-delà, Kongsakul saura-t-il vraiment décoller après avoir emprunté la voie de décollage bâti par Apichatpong ? ou du moins saura-t-il s'en écarter suffisamment pour construire sa propre carrière…C'est tout le malheur qu'on puisse lui souhaiter…et de se remémorer certains passages vraiment fort réussis de son premier "Eternity", comme es séquences du fleuve ou la découverte de la vallée depuis le point de vue en hauteur.