Introduction
Stanley Kwan n'est sûrement pas le réalisateur Hong
Kongais le plus prolifique, avec 12 films en 20 ans de carrière. Mais
son statut d'auteur en fait assurément une figure importante dans une
industrie où le cinéma indépendant n'a que peu de place. Reconnu en
occident depuis la présence de Center Stage au Festival de Berlin, le
réalisateur / producteur était l'invité du Festival de Paris et du
Forum des Images pour une rétrospective. Nous l'avions manqué de peu il
y a deux ans lors de sa venue à Paris pour la production de Floating
Landscape, cette occasion aura donc été la bonne. Voici donc une
interview chronologique "un film une question" hélas non exhaustive,
mais tout à fait enrichissante.
L'interview
Cinémasie: Votre premier film, “Women” est
aujourd'hui quasiment introuvable. Pourriez-vous nous en dire un peu
plus à son sujet?
Stanley Kwan: “Women” est un film produit par la
Shaw Brothers. Après son passage en salles, la Shaw Brothers a
récupéré la copie, et aucun VCD ou DVD n'a été
distribué. Cependant, cela va être le cas très
bientôt. La Shaw Brothers collabore avec une entreprise
Malaysienne, Celestial Pictures, qui a acheté tout le
catalogue Shaw Brothers, et utilise des techniques numériques
pour restaurer les films. La restoration de Women est presque
terminée, il va être disponible en DVD très
bientôt.
Ce n'est pas le seul film dans votre
filmographie à ne pas être disponible dans de bonnes
conditions. Le suivant, Love Unto Wastes, est disponible en VCD de
qualité plus que moyenne par exemple.
On peut encore trouver quelques DVDs de
qualité décente de Love Unto Waste à Hong Kong.
Mais effectivement, ce n'est pas le seul film sans support décent...
à moins que je fasse comme Wong Kar Wai, en dépensant
de grosses sommes pour récupérer les droits sur les
films chez les différents producteurs. Puis en travaillant sur
la restoration du film par moi-même. Mais en même temps,
je n'ai pas les moyens de faire tout cela, et chaque société
de production a sa propre politique pour gérer un film.
En fait, je pense que c'est ce qui se
passait quand on débutait le métier de réalisateur
dans les années 80, on travaillait pour un studio, pour
quelques grands noms de la production. En tant que réalisateur,
mon travail consistait seulement à finir le tournage du film.
Tout ce qui concernait la distribution, le marketing, les produits
dérivés, nous les réalisateurs n'avions aucun
droit de regard dessus.
Love Unto Waste est un film assez
triste, tout comme la plupart de vos films. Etait-ce lié à
votre caractère ou état d'esprit à l'époque?
Ou bien êtes vous plutôt quelqu'un de joyeux?
Quand j'ai tourné
Love Unto Wastes, je devais avoir 28 ou 29 ans. Maintenant j'en ai
48. Je pense que chaque réalisateur, chaque personne en fait,
traverse différentes étapes dans sa vie. Je dois avouer
que lorsque j'ai tourné Women, Love Unto Wastes, même
Rouge et Center Stage, j'avais la conviction très arrêtée
que la réalisation d'un film était un événement
très important dans ma vie. Je devais m'améliorer à
chaque étape, je devais être extrêmement
minutieux, transmettre mes sentiments personnels au public de façon
très sérieuse. Mais je pense que maintenant j'ai passé
cette étape.
Durant le tournage
de Love Unto Waste, au niveau des relations avec l'équipe, je
n'étais pas une personne qui possédait beaucoup de confiance en elle-même. Maintenant cela s'est amélioré. Le
travail de réalisateur, c'est beaucoup de relationnel et à
différents niveaux. Il faut communiquer avec le producteur,
communiquer avec les financiers, communiquer avec les gens de
l'équipe, etc... Et je pense que j'étais très
faible dans ma gestion de ces relations. Je me sentais oppressé
à l'époque, la plupart du temps.
A l'origine du projet Rouge, Anita
Mui était la seule de l'équipe final du film. Elle devait
tourner avec Adam Cheng, Andy Lau, et un autre réalisateur.
Finalement c'est Leslie Cheung qu'elle a eu comme partenaire. Avec ce
qui est arrivé à ces deux grands acteurs, y voyez-vous
un signe du destin qu'ils aient été réunis sur
ce projet alors qu'initialement ce n'était pas prévu?
Je vois ce que vous voulez dire. Le
projet réunissait Adam Cheng, Andy Lau et Cherie Chung au
début, mais ce n'est pas moi qui voulait ces quatre acteurs,
mais Terry Tong. La production l'avait préféré
pour diriger ce casting. Anita Mui, Adam, Andy et Cherie. J'étais
sous contrat avec la Golden Harvest à cette époque, et
j'avais proposé un autre film à la compagnie, mais il a
été refusé car ce n'était pas assez
commercial. Mais comme Terry Tong avait passé trop de temps
sur le scénario de Rouge, il a abandonné. Et on m'a
demandé de reprendre le projet. Mais à ce moment là,
Andy Lau avait déjà accepté un autre film.
Cherie Chung et Adam Cheng n'étaient plus disponibles non plus,
seule Anita Mui restait. J'ai travaillé sur une nouvelle
version du scénario, et réuni Anita, Leslie et Alex
Man. Je pense que c'est le destin. On ne peut jamais prévoir
quel va être le bon moment lorsqu'on produit un film.
Anita et Leslie ont fait d'autres films
ensemble, mais de ceux qui ont laissé la plus forte impression
au public, Rouge est certainement le plus important.
Pensez-vous que le film ait acquis
depuis une nouvelle dimension à cause des événements
tragiques récents?
Oui. Leur mort à tous les deux
en a fait un classique important. De nos jours, personne n'oserait
faire un remake de Rouge, ou faire une série TV sur la même
histoire. Que ce soit dans ce film ou dans la vie, les destins
d'Anita Mui et de Leslie Cheung ont semble-t-il fusionné avec
celui de l'histoire. Personne n'aurait pu les remplacer pour leur
rôle dans Rouge.
C'est vraiment quelque chose de
spécial. C'est difficile à expliquer, même s'ils
ne formaient pas un couple à la ville, ils étaient très
intimes. Leslie est décédé le 1er avril 2003, et
6 mois plus part, Anita l'a rejoint. C'est un peu comme si... si l'un
des deux meurt, l'existence de l'autre devient impossible.
Les personnages principaux de Full
Moon in New York sont des femmes. On trouve de nombreux personnages
féminins forts dans vos films. Pourtant, a culture Hong
Kongaise est plutôt dominée par les hommes
historiquement. Est-ce que le fait que vous soyez homosexuel vous a
permis d'avoir un regard plus juste sur les femmes?
Je pense que c'est une influence de la
force que j'ai observée chez ma mère, elle avait
vraiment beaucoup de caractère. Mais c'est assez logiquement
lié à mon orientation sexuelle également. La
plupart du temps, de part mes relations avec des amis hommes, je peux
dire que lorsqu'on en vient à parler de courage, on en trouve
toujours plus chez les femmes. Elles ont souvent plus de courage que
les hommes.
Full Moon in New York parle de
l'exil des Chinois. Vos films en général évoque
souvent la question de l'identité culturelle chinoise, que ce
soit à Hong Kong, en Chine, à Taiwan, à
l'étranger. Est-ce un sujet qui vous passionne?
Je pense que comme Hong Kong a vécu
cette relation avec la Chine... je pourrais passer des heures à
répondre précisément à cette question. Si
vous regardez de près le début des années 80 et
la première génération de réalisateurs de
la Nouvelle Vague à Hong Kong, que ce soit dans leurs films ou
leurs séries TV, vous pouvez facilement voir que les gens de
Hong Kong se créaient une culture locale et une identité
locale. Concernant l'attitude envers la Chine, la signature de
l'accord entre l'Angleterre et la Chine en 1984 a fait que les gens à
Hong Kong savaient déjà ce qui se passerait en 1997. En
fait beaucoup de personnes de ma génération ont été
très perturbées par ce sujet.
Et si vous me demandez si j'ai pensé
moi aussi à m'exiler, la réponse est oui. Mais
finalement, je n'ai pas cherché à avoir de visa pour partir
dans un autre pays. C'est probablement parce que je me considère
comme un réalisateur. Je considère que si j'arrive dans
un lieu qui ne m'est pas familier, en dehors de la culture chinoise,
il me serait impossible de continuer à réaliser des
films.
Si l'on regarde le milieu des années
80 plus précisément, c'est l'âge d'or du cinéma
de Hong Kong, comme des centaines de fleurs qui éclosent. Du
milieu des années 80 au début des années 90,
c'est la période où l'industrie du cinéma a été
la plus productive, qualitativement parlant. Si l'on regarde en
détail, non seulement les réalisateurs reconnus
mondialement, mais également les réalisateurs locaux
qui n'étaient pas connus à l'étranger, quel que
soit le type de film qu'ils tournaient, des comédies, des
polars, ils évoquaient tous une identité culturelle
locale, Hong Kongaise, les interrogations au sujet de la Chine, et la
peur d'un futur incertain.
Certains ont même utilisé
une façon enjouée et ironique d'évoquer ce
sujet. Par exemple, il y a un film qui parle d'une policière
de Chine continentale. C'est un film de la série des Her Fatal
Ways, avec Dodo Cheung, réalisé par Alfred Cheung. Le
film parle d'une policière chinoise qui arrive à Hong
Kong et enquête sur un crime. Le film évoque un
important sentiment d'insécurité.
Rouge est un film assez nostalgique,
bien que culturellement les occidentaux semblent plus nostalgiques
que les orientaux. Pensez-vous que cela explique pourquoi les vieux
films chinois ont été très mal conservés?
Pas vraiment. Si l'on regarde la
période qui a suivi 1984, après la signature de
l'accord Sino-britannique, il y a eu plusieurs films, comme Rouge,
dont les sujets étaient très nostalgiques. Ils
utilisaient beaucoup d'événements du passé comme
histoire de fond ou pour l'ambiance. Pendant cette période,
ces films ont beaucoup fait parler d'eux. Après la signature
de l'accord sino-britannique, l'ombre de l'incertitude sur le futur
de Hong Kong planait, les gens pensaient à l'époque des
souvenirs dorés, cela a conduit à la production de ces
films.
Concernant la conservation des copies
de film, je pense que la situation est en train de changer, puisque
nous considérons tous ces films comme un héritage
culturel important. Maintenant il existe le “Hong Kong Film
Archive”, qui travaille à la restoration des vieux films, en
particulier les films locaux. On peut y trouver beaucoup de matériaux
intéressants, qu'on soit un simple citoyen ou un cinéaste.
C'est maintenant possible à Hong Kong.
Si l'on parle de l'orientation
commerciale, il y avait beaucoup de films cantonais au tout début
de l'industrie qui ont été produits par des compagnies
indépendantes. Il suffisait d'avoir de l'argent, de monter une
société de production et de faire quelques films. On ne
parle pas de la Shaw Brother ou de Golden Harvest, qui avaient toutes
deux un système de production solide. Le catalogue complet de
la Shaw est maintenant vendu à Celestial Pictures qui les
restore pour le DVD. Même chose pour Golden Harvest, leur
catalogue est vendu à Star TV. Ces gros studios ont conservé
leurs productions. Mais depuis les débuts du cinéma
cantonais jusqu'à l'âge d'or de l'industrie, il y a eu
beaucoup de studios qui n'ont produit d'un ou deux films. Ils avaient
de l'argent, ils surfaient sur la mode pour produire quelques films,
mais ils n'ont jamais pensé à conserver des copies.
Un peu plus loin dans votre
carrière, vous avez fait jouer un homosexuel à Eric
Tsang dans Hold you Tight. Il avait déjà joué un
rôle similaire dans un film de Peter Chan quelques années
auparavant, mais de manière bien plus caricaturale. L'avez
vous choisi “au hasard” ou bien pour donner une autre image de
l'homosexuel?
En fait je pense que le personnage
d'Eric dans le film de Peter Chan... Quel est le titre déjà?
“He is a Woman She is a Man”, oui. Je pense
que son personnage dans ce film était très caricatural.
C'est même tellement stéréotypé que cela a
renvoyé des années en arrière le traitement des personnages gays, qui s'était pourtant progressivement amélioré.
Là on avait l'impression que les gays devaient jouer comme des
folles, en marchant en se dandinant, en portant des lunettes
extravagantes et des vêtements très féminins.
Cette image est assez erronée. Je me demande pourquoi de nos
jours on doit encore dépeindre une personne gay de cette
manière.
Donc pour Hold you Tight, c'est exact.
Je pensais qu'Eric Tsang avait les capacités pour interpréter
un personnage gay qui aurait un comportement beaucoup plus ordinaire.
Comme il était d'accord pour jouer dans ce film, nous avons
alors essayé de lui développer ce personnage.
Enfin votre nouveau film,
Everlasting Regret. C'est visiblement votre projet le plus ambitieux,
une fresque qui s'étend sur 50 ans d'histoire Chinoise.
Quelques mots à son sujet?
30 ou 40 ans plutôt. Je dois
dire, lorsque les producteurs sont venus vers moi avec le roman, que
j'avais déjà lu auparavant, je pensais que c'était
encore une autre histoire qui se déroule à Shanghai. En
conséquence je n'étais pas très sûr de
vouloir faire le film ou pas. Cependant, j'ai relu le roman une
nouvelle fois, et j'ai compris que l'histoire parlait en fait du
destin d'une ville et d'une femme, et de l'évolution de cette
ville et de cette femme.
Le roman parle en fait de l'époque
qui a suivi 1949, quand les communistes ont pris le pouvoir en Chine.
L'auteur se souvient de la vie à Shanghai à l'époque
avec beaucoup d'émotion, il évoque le style de vie de
l'époque qui est progressivement détruit par les
changements culturels et sociaux, et ce changement est irréversible.
Je pense que depuis quelques années,
depuis que j'ai tourné “Center Stage” à Shanghai,
il y a 10 ans de cela, Shanghai a beaucoup changé et se
développe à une vitesse impressionnante. C'est
maintenant une des villes asiatiques les plus importantes, qui va
probablement supplanter Hong Kong dans un futur très proche.
Cependant, ce développement est trop rapide et de nombreux
éléments culturels importants de Shanghai sont en train
de disparaître, faisant de cette métropole quelque chose
de commun, ou pourrait-on même dire, sans intérêt.
Ces dernières années,
comme je suis allé à Shanghai assez souvent, cela m'a
beaucoup marqué. Everlasting Regret est une histoire qui
s'étend sur une période de la vie du Vieux Shanghai et
qui révèle la perte graduelle de sentiment, ainsi que
l'attitude sur la vie. C'est devenu également une façon
pour moi d'évoquer mes propre sentiments.
Remerciements
A Diana Odile du forum des Images, Paris Cinéma (et Anne en particulier), à Tamara et Stanley Kwan